XVI
LE RAPPORT DU COMMANDANT
— Les blessés uniquement dans les canots !
Bolitho avait la voix enrouée d’avoir tant crié par-dessus le fracas des canons. Plusieurs transports tiraient toujours à travers la fumée, et il savait qu’une partie des coups devaient toucher leurs conserves. Le mouillage, déjà fort encombré, mais organisé pour une défense soigneusement préparée, s’était transformé en un chaos indescriptible où régnait la plus grande panique. Trois bâtiments flambaient et, câbles consumés ou brûlés, dérivaient parmi les autres.
Bolitho était incapable de dire combien de pièces de l’Osiris tiraient toujours. Seules quelques canons de la batterie basse étaient encore servis, et il était impossible de faire le tri entre le recul des trente-deux-livres et le choc des boulets ennemis qui frappaient la coque.
Il se pencha à la coupée. Les canots se trouvaient juste au-dessous, déjà bourrés à craquer de blessés, tandis que d’autres survivants s’accrochaient aux sabords ou dérivaient un peu plus loin, incapables de nager ou sans les forces nécessaires. D’autres encore essayaient de se glisser le long du rentré de muraille, fusiliers ou marins, tonneliers et voiliers, tandis que çà et là on apercevait l’uniforme bleu et blanc d’un officier qui tentait de ramener l’ordre.
Pascœ courut à lui :
— Que va-t-il se passer maintenant, monsieur ?
Bolitho ne répondit pas immédiatement.
— Nous sommes par terre, Adam. Voilà ce qu’est une défaite. C’est à cela que ressemble une défaite, c’est cette odeur que cela sent – il détourna les yeux. Faites passer l’ordre : cessez le feu. Ce bâtiment peut s’enflammer d’un instant à l’autre, lorsque l’une de ces épaves nous arrivera dessus.
On entendait des craquements de plus en plus violents. Libéré de ses dernières enfléchures, le mât d’artimon plongea le long du bord et resta planté dans l’eau comme un grand piquet.
Bolitho fit quelques pas sur le pont. Il se prenait les pieds dans les éclats de bois et la tranchée en diagonale, là où les canonniers français avaient taillé en pièces la barre et tout ce qui se trouvait alentour.
Quelques hommes passèrent près de lui en courant sans même lui jeter un regard. Où allaient-ils, et quoi faire ? Ils n’en savaient probablement rien.
La fumée avait maintenant envahi tout l’intérieur de la coque et sortait en tourbillons par les ouvertures du pont. On avait l’impression d’être en enfer. Il y avait des morts partout, des armes, de maigres sacs laissés là où on les avait abandonnés ou perdus dans la bataille. Un fusilier était étendu, ses yeux fixaient le ciel, la tête et les épaules dans le giron d’un camarade, Peut-être son meilleur ami. Mais lui aussi était mort, tué par un éclat de métal en regardant son ami mourir.
Il n’y avait pas trace de Farquhar et il se disait qu’on l’avait transporté à l’arrière, jusqu’à la chambre dévastée qui avait contenu de si beaux meubles et qu’il avait si bien décorée.
Une maigre silhouette émergea de dessous la poupe. Il reconnut l’aspirant Breen.
— Allez avec Mr. Pascœ ! – le jeune garçon le regardait fixement sans avoir l’air de le reconnaître, Et faites bien attention !
Breen fit signe qu’il avait compris avant d’éclater en sanglots :
— Je me suis enfui, monsieur ! Je me suis enfui !
Bolitho le prit par l’épaule :
— Beaucoup d’hommes se sont enfuis aujourd’hui, monsieur Breen. Ils n’ont rien pu faire de plus.
Pascœ arriva avec le second lieutenant. Ce dernier était tout pâle, il semblait au bord de l’épuisement.
— Les canots sont pleins, monsieur.
Il se recroquevilla lorsqu’un boulet passa près de lui pour aller s’enfoncer plus loin sous la fumée dans quelque chose de massif. L’écran était alors si épais qu’ils ne voyaient plus l’autre bâtiment.
— Très bien.
Bolitho balaya lentement du regard les ponts déserts. Mais il devait encore y avoir des hommes piégés dans ce fouillis, des hommes qui guettaient ce qui se passait ou qui appelaient au secours.
— Faites passer l’ordre : nous allons abandonner le bâtiment et conduire les blessés à terre – il se tourna vers Pascœ : Je suis désolé pour vous, Adam, deux fois fait prisonnier de guerre dans un aussi court laps de temps…
Pascœ haussa les épaules :
— Au moins, cette fois, mon oncle, nous sommes ensemble.
Allday, qui était allé faire soigner son bras blessé, se releva de la lisse où il s’appuyait :
— Écoutez !
Ils le regardèrent tous et Bolitho mit son bras autour de ses épaules. Il craignait soudain de ne pas avoir songé à aider Allday, occupé qu’il était par son propre désespoir.
Breen s’essuya les yeux avec ses poings et se tourna vers Allday :
— Je l’entends ! – il prit la main d’Allday. Mais oui ! Je l’entends !
Bolitho essayait de distinguer quelque chose au-dessus des planches cassées, il écoutait les cris de joie qui lui arrivaient par vagues. Mais non : il entendait seulement le bruit du canon qui redoublait, suivi immédiatement par une bordée encore plus violente que les autres. Puis les vivats reprirent, plus forts, plus féroces, comme une seule voix énorme.
— Ça, fit Allday d’une voix rauque, ce ne sont pas des vivats de Français !
— Huzza ! Huzza !
Et de nouveau, la fumée balaya l’Osiris échoué sur son banc, puis les volutes furent balayées par une nouvelle bordée.
— Le Busard, fit Pascœ.
Allday se pencha vers lui en regardant Bolitho.
— Dieu le bénisse, monsieur, entendez-vous cela ?
— Oui – Bolitho essuyait son sabre sans se rendre compte de ce qu’il faisait. Il n’y a pourtant pas tant de monde à bord d’une frégate…
Le second lieutenant, de découragement, laissa tomber sa tête.
— C’est ce satané Nicator. Il arrive enfin, mais trop tard pour sauver notre bâtiment et tous nos hommes.
Le soleil perçait à travers la fumée, Bolitho voyait les flammes lécher le navire, entendait la charpente craquer en brûlant. Un ponton démâté, en flammes, abandonné, se trouvait à moins de cinquante yards.
Mais lorsque la fumée se dissipa pour de bon, il vit qu’il s’agissait bel et bien d’un bâtiment qui tirait bordée sur bordée contre un adversaire invisible situé sous son vent.
Pas d’erreur possible : le Lysandre passait le long des transports éparpillés un peu partout, faisait feu sur les bâtiments à portée, ou envoyait une demi-bordée sur ceux qui étaient isolés ou qui étaient restés apparemment indemnes. Il était évident que, de l’autre bord, il se battait avec le soixante-quatorze, ce qui expliquait les vivats et les violents tirs qu’ils avaient tout d’abord entendus.
Bolitho comprit tout cela en un éclair, mais sans y voir plus clair pour autant.
Une seule chose comptait : le Lysandre. Thomas Herrick était venu les retrouver, par une incroyable succession de hasards tenant plutôt du miracle. Après avoir embouqué le chenal nord, il avait transformé le mouillage en un véritable cimetière marin.
— Monsieur, je crois que voilà le Busard ! annonça Pascœ.
Il avait les yeux hagards, n’arrivait plus, sous le coup de l’émotion, à reprendre sa respiration.
— Oui, c’est bien lui ! Ses voiles sont tellement percées qu’il a du mal à naviguer !
Bolitho se frotta les yeux, aperçut une corvette qui serrait de près le Lysandre sur l’arrière. Elle donnait de la bande, mais ses voiles étaient moins endommagées que la frégate victorieuse de Javal. Et en outre, au-dessus du pavillon tricolore flottait l’Union Jack.
Bolitho ne put s’empêcher de détourner le regard.
— Ils ont mis leurs canots à la mer, dites aux hommes que les secours arrivent.
Il se tourna vers le ponton qui dérivait toujours, priant le ciel qu’il ne s’agît point d’un transport de munitions.
Une nouvelle rafale balaya la surface de l’eau, et il vit que plusieurs des transports avaient coulé. S’ils étaient lestés de ces énormes canons, voilà qui n’était guère surprenant.
Des embarcations arrivaient sous l’Osiris, il entendait des voix, des cris d’encouragement, et les nouveaux venus découvraient avec consternation l’épave percée, dévastée qu’était devenue le bâtiment autrefois commandé par Farquhar.
Plowman, en clopinant, apportait la montre du bâtiment. Il essaya de sourire en voyant Bolitho :
— Ce serait pitié de laisser ça dans le naufrage, monsieur, elle peut encore nous être utile ! – et il courut vers le pavois en ajoutant : Dieu soit loué, monsieur, vous êtes sain et sauf !
Bolitho voyait de plus en plus d’embarcations, certaines armées d’un pierrier et avec des fusiliers en armes, d’autres plutôt destinées aux opérations de sauvetage.
Il se rendit compte d’autre chose en se penchant pour regarder par-dessus la lisse : certains canots étaient peints en rouge sombre et appartenaient donc au Nicator. Ainsi, quelque part, au-delà des transports et des épaves en flammes, le bâtiment de Probyn était arrivé pour constater l’étendue du désastre.
Un enseigne monta sur le pont et salua Pascœ.
— Il n’y a pas d’autre survivant ?
— J’ai survécu, fit Bolitho.
L’enseigne découvrit soudain sa présence et balbutia :
— Je vous demande pardon, monsieur ! Je ne vous avais pas reconnu et…
— Peu importe, répondit Bolitho d’une voix lasse, cela devient une habitude.
L’officier cilla.
— Je suis du Nicator, monsieur. Nous ne pensions pas retrouver un seul survivant – il eut un geste d’impuissance pour lui montrer le pont : Tout cela…
Guthrie, second lieutenant de l’Osiris, arriva en courant de l’arrière et se précipita sur l’officier qu’il empoigna par le col.
— Espèce de salopard, misérable poltron ! Vous n’êtes qu’un immonde crapaud, une ordure ! Regardez, mais regardez ce que vous avez fait !
Pascœ les sépara, l’enseigne n’y comprenait rien. Guthrie s’écroula, secoué de sanglots.
— Le Nicator s’est échoué, expliqua l’enseigne. Mais, lorsque le Lysandre est arrivé, nous avons réussi à nous dégager sans dommages. Si le commandant Herrick n’était pas arrivé, je crois que nous aurions été encore plus en retard.
Bolitho le regardait intensément, il comprenait trop bien son désespoir, la honte qu’il devait éprouver après la sortie de Guthrie.
— Voilà au moins une chose dont je suis bien sûr – et, prenant le chemin de la coupée : A présent, nous pouvons évacuer le bâtiment.
Il s’arrêta au-dessus du canot le plus proche, les yeux rivés sur la silhouette de son navire. Sans mâts ni voiles, ne renfermant plus que des morts et quelques rescapés pris au piège ou devenus fous, l’Osiris n’était plus qu’une épave. Il sentit la coque trembler, ce ponton en feu avait dérivé contre eux de l’autre bord. Il entendait le crépitement des flammes, ce ronflement jubilatoire des flammes qui léchaient les manœuvres imprégnées de goudron et lovées en glènes prêtes à s’enflammer à leur tour.
Les Français ou d’autres allaient pouvoir récupérer quelques-unes de ses soixante-quatorze pièces et peut-être la cloche en guise de souvenir. Mais la quille et les membrures resteraient posées sur le sable lorsque les dernières flammes se seraient éteintes, le temps que la mer eût mis la dernière touche à sa victoire.
— Poussez !
Il s’assit sur le plat-bord au milieu des hommes qui gardaient le silence. Certains étaient blessés, d’autres simplement hébétés après ce qu’ils venaient de voir et ce qu’ils avaient enduré.
— Avant partout !
Bolitho se tourna vers les autres canots. Ils étaient tous bourrés de rescapés. Pourtant, de l’équipage d’origine de l’Osiris, soit environ six cents hommes, ne demeurait guère que la moitié. Il serra les dents, sa vue se brouillait. Quel prix exorbitant à payer ! Il restait à espérer que quelqu’un serait capable d’apprécier leur sacrifice à sa juste valeur.
Il entendit une voix qui les hélait : Allday, qui grognait.
— Mon Dieu, mais regardez moi ce canot-là !
C’était le lieutenant de vaisseau Veitch, noirci de la tête aux pieds, presque nu. Il leur faisait de grands signes en riant jusqu’aux oreilles.
— Il avait dit qu’il le ferait, murmura Plowman entre ses dents ! Voilà ce qu’il avait dit. Et il l’a fait, le bougre !
Bolitho avait perdu toute notion de temps ou de distance. Les canots étaient enveloppés par la fumée qui passait au-dessus d’eux en gros tourbillons. Il fut donc particulièrement surpris de découvrir soudain le Lysandre qui les dominait comme une immense falaise. Les hommes se pressaient aux portes de coupée pour les accueillir, la coupée elle-même était pleine de marins et de fusiliers.
Il saisit la marche la plus proche et se hissa hors du canot. Il avait l’impression que ses bras ne pouvaient plus bouger et que les articulations allaient lâcher.
Des mains se tendaient pour l’attraper, Herrick le prit par le bras pour le conduire à l’arrière.
— Dieu soit loué ! dit-il d’une voix émue – il se retournait pour le regarder. Dieu soit loué !
Bolitho s’arrêta net en voyant une grande colonne de flammes jaillir de l’Osiris au-dessus de la fumée.
— Soignez bien ces hommes, Thomas, ils se sont bien battus, mieux que je n’aurais osé l’espérer – il haussa les épaules, l’air las. Sans vous, tous ces efforts auraient été vains, nous aurions perdu bien plus que ce que nous avons gagné.
Il lui fit un signe en voyant Pascœ qui passait :
— Lui aussi est sain et sauf.
— Et le commandant ? demanda Herrick, qui essayait de voir quelque chose à travers la fumée.
— Il est mort au combat, répondit Bolitho en contemplant les flammes – il se tourna vers Herrick : Il est mort comme un brave.
Les cris de joie, les vivats redoublaient, couvraient même le fracas des canons. Une voix cria :
— Le français se rend, monsieur !
— Le soixante-quatorze ? demanda Bolitho à Herrick.
— Oui. Nous avons démoli son appareil à gouverner et réussi à balayer le pont deux fois de suite avant qu’il parvienne à s’éloigner un peu. Je crois que son commandant était si occupé à assister à la fin de l’Osiris qu’il ne nous a pas vus arriver – il tendit le bras, un geste timide : Ainsi, vous avez un nouveau bâtiment pour remplacer celui qui a été perdu.
Le lieutenant de vaisseau Kipling, qui arrivait à l’arrière, vint les saluer.
— Le détachement de prise est paré, monsieur. Mr. Gilchrist vient de nous indiquer : le commodore français et la plupart de ses officiers supérieurs sont blessés.
— Très bien, répondit Herrick. Dites à Mr. Gilchrist d’organiser un échange avec l’ennemi : leurs officiers et marins contre tous ceux de l’Osiris qui auront réussi à nager jusqu’au rivage. Et bien entendu, nous gardons leur bâtiment.
Bolitho le regardait parler. Quel changement… Herrick n’avait pas hésité une seconde, il ne lui avait rien demandé.
Herrick se tourna vers lui :
— Je souhaiterais mouiller, monsieur. Je crois que les Français ne vont pas poursuivre leur bombardement pour le moment. Javal a jeté leur frégate sur les récifs, elle y est pour un bout de temps. Il s’est emparé d’une jolie corvette très rapide et je crois que l’autre s’est enfuie vers le sud aussi vite qu’elle a pu.
— C’est d’accord, mais cela relève de vos fonctions, vous êtes capitaine de pavillon.
Herrick leva les yeux, il souriait tristement.
— Comme pour le capitaine de vaisseau Farquhar, monsieur.
— Tout est fini pour lui, Thomas. Il est mort parce qu’il mettait les faits avant les idées, parce qu’il accordait trop d’importance à son propre avenir. Mais, lorsque son heure est arrivée, il est mort courageusement.
— Je n’ai jamais douté qu’il en serait ainsi, soupira Herrick.
Une silhouette arrivait en courant de dessous la dunette.
— Vous voilà enfin de retour, monsieur, et sain et sauf !
C’était Ozzard, tout sourire, ce qui ne lui ressemblait guère.
— Venez à l’arrière, je vous prie, monsieur.
— Non merci, répondit Bolitho en secouant la tête, je veux voir ce qui se passe.
Les bâtiments étaient en train de mouiller, les canots accostaient l’un après l’autre avec leur plein de rescapés. Le Busard, ses voiles trouées par les canons français, à côté de sa prise. L’autre bâtiment français, sa marque amenée, les couleurs anglaises à chaque mât. Immortalité. Voilà un nom qui lui allait bien : il avait survécu et avec un peu de chance ferait un complément appréciable à sa petite escadre.
Il entendit une énorme explosion, des fragments volaient en éclats de tous côtés. La sainte-barbe de l’Osiris ou une soute avait dû prendre feu. Les sabords grands ouverts étaient éclairés comme une rangée d’yeux rougeoyants, le feu consumait le bâtiment de l’intérieur, pont après pont, vergue après vergue.
La souffrance était trop vive, il avait envie d’être seul, de se cacher au tréfonds de la coque, loin des hommes, des voix, de la mer.
Il resta pourtant à sa place près des filets pour assister aux préparatifs du Lysandre. Les hommes s’activaient de partout, il reconnaissait des visages familiers. Le vieux Grubb, qui hochait du chef et lui disait une phrase où il était question d’honneur. Le major Leroux, qui arrivait à grandes enjambées pour venir lui parler, mais qui avait fait demi-tour au dernier moment en voyant sa tête.
Et Fitz-Clarence et Kipling, Saxby, le petit aspirant avec ses dents qui lui manquaient, et Mariot, ce chef de pièce qui avait servi sous son père.
Il entendit Herrick crier :
— Dites-leur de se dépêcher, monsieur Steere ! Le vent est favorable et j’aimerais avoir levé l’ancre avant midi !
Avant midi ? Il s’était écoulé si peu de temps depuis l’aube ? Bolitho ne pouvait s’empêcher de revenir sans cesse à la surface de l’eau couverte de débris, de cadavres, de pièces de charpente à demi calcinées. Quelques heures seulement depuis l’aube. Voilà, c’était tout, rien de plus. Nombreux étaient ceux qui avaient péri dans cet intervalle, et d’autres les suivraient.
Il s’agrippa fermement aux filets, respira profondément à plusieurs reprises. Et lui, plus que tous les autres, qui s’était attendu à être tué. C’était bien là le plus étrange. Au cours de sa vie de marin, il avait souvent frôlé la mort de près. De si près, parfois, qu’il avait en quelque sorte senti physiquement sa présence, comme celle d’un être vivant. Et la dernière fois avait été la pire.
Herrick vint le retrouver.
— Je suis désolé de devoir vous abandonner, monsieur. Mais avec tous les hommes de quart et ceux que leur victoire rend fous, j’ai du mal à trouver un instant à vous consacrer, au moment où vous en avez le plus besoin.
— Merci, Thomas – il tourna les yeux vers l’Osiris qui flambait. Merci pour eux et pour moi.
— Si j’avais su, monsieur… fit Herrick d’une voix pleine de regrets – il détourna les yeux. Mais j’ai trouvé inutile de rester au mouillage alors que vous aviez vous-même tant fait pour l’escadre.
Bolitho le regardait, l’air grave.
— Ainsi, Thomas, vous avez pris la mer. Avec un torchon de papier de votre commodore par intérim, un papier qui, s’il vous donnait la caution de l’autorité supérieure, vous aurait fait condamner à coup sûr et aurait brisé votre carrière.
En voyant le visage de Herrick si ouvert mais marqué de rides, il devina qu’il l’avait cru mort ou fait prisonnier. Il avait fait un geste en quittant tout seul Syracuse, le geste qu’Inch lui avait déjà décrit.
Quelques canots quittaient encore le bord en prenant bien garde de donner du tour pour éviter le deux-ponts en feu, au cas où une explosion encore plus forte se produirait.
— Le français arrive, monsieur, fit Herrick. Ils se sont bien battus, mais nous les avons vaincus sans pertes de notre côté. Nous les avons pris par surprise et la surprise était de part et d’autre, à mon avis.
Bolitho se pencha par-dessus la lisse pour voir le canot le plus proche. Il aperçut un officier, un homme svelte, le bras en écharpe, dont l’uniforme était taché de sang. L’homme le fixait, d’un regard douloureux.
— Leur commodore.
Il leva le bras au-dessus de la tête et vit les compagnons de l’officier français lui rendre son salut.
— Je sais ce que cela fait de perdre, je devine ce qu’il peut penser en ce moment.
— Mais il est libre, lui répondit Herrick en le regardant, l’air inquiet.
— Est-il libéré de ses pensées, Thomas ? Je ne crois pas.
Il se détourna brusquement.
— Dès que nous aurons quitté cet endroit, je veux un rapport circonstancié du commandant Probyn.
Herrick le regardait toujours. Que d’amertume, que de colère !
— Bien, monsieur.
Bolitho se tourna vers lui.
— Mais peu importe, je ne laisserai rien gâter le plaisir de vous avoir retrouvé, cher ami.
Il se mit à sourire, il était si épuisé qu’il se sentait sans défense.
— J’ai un message pour vous, Thomas. Un message d’une charmante jeune femme qui envisage de vous accueillir dans le Kent !
Herrick se cabra.
— Qu’elle aille en enfer, monsieur – il fit la grimace. Ainsi, vous l’avez rencontrée ?
— C’est ce que je viens de vous dire, Thomas – il lui prit le bras. J’espère assister à votre mariage, de même que vous étiez…
Il ne termina pas sa phrase et détourna les yeux.
— J’en serais très honoré, monsieur, si les choses prennent ce tour.
Veitch arrivait à son tour. Il ne pouvait s’arrêter de rire en entendant les quolibets et les lazzis qui saluaient son arrivée en trombe. Herrick l’accueillit en souriant :
— En voilà un autre du Lysandre qui rentre à la maison, monsieur – il se tourna vers Bolitho en ajoutant : Mais, si vous n’y voyez pas d’objection, j’aimerais en faire immédiatement mon second. Mr. Fitz-Clarence peut prendre le commandement de la corvette et Mr. Gilchrist celui du soixante-quatorze. Je compte faire ainsi en attendant d’arrêter d’autres affectations.
— Comme je vous l’ai dit, Thomas, vous êtes capitaine de pavillon. Vos choix sont les miens. Je suppose qu’il en a toujours été ainsi, même si aucun de nous deux ne le savait. Mais, à propos, avez-vous demandé l’accord de Javal pour ce qui concerne ses officiers ?
— Je l’ai appelé pendant le combat, répondit Herrick en riant. Il s’en est tiré sans dommage, mais… – il regardait Bolitho droit dans les yeux – … nous n’avons qu’une seule frégate, il faut absolument qu’elle soit la meilleure de toutes. Javal se contentera de sa part de prise.
Il recouvra son sérieux en voyant revenir Fitz-Clarence, visiblement intrigué.
— Je vais m’arranger avec lui, si j’y arrive.
Pascœ s’approcha de Bolitho :
— Cela fait un drôle d’effet, de se retrouver ici.
— Oui, répondit Bolitho, surtout pour vous.
— Pour moi ? demanda-t-il, visiblement surpris.
— Gilchrist et Fitz-Clarence vont partir assumer le commandement temporaire de nos deux prises – Pascœ commençait à voir de quoi il retournait. Vous allez donc franchir deux échelons d’un coup, ce qui vous place au rang de quatrième lieutenant. A dix-huit ans, voilà qui me paraît un sacré bond !
Il pensa soudain à Guthrie, le second lieutenant de l’Osiris. Au moins, Pascœ ne devait son avancement ni à un décès ni à une défection comme celle de Guthrie, sorti du combat l’esprit un peu dérangé, Et il songea aussi à Probyn : il le revoyait lorsqu’il était simple lieutenant de vaisseau. Ses excuses, son ivrognerie permanente…
Si tous ces hommes étaient morts aujourd’hui à cause de lui, rien ni personne, ni influence, ni autorité supérieure, ne pourrait lui épargner ce qui l’attendait.
Il comprit en voyant l’expression de Pascœ qu’il avait laissé transparaître sa colère au sujet de Probyn.
— Vous l’avez bien gagné et au-delà – il tourna la tête pour regarder le grand pavillon blanc de parlementaire que portait un des canots du Lysandre. Votre père aurait été fier de vous.
Il s’éloigna pour aller rejoindre Herrick près du passavant. Il ne voyait pas le visage de Pascœ mais, au fond de son cœur, il savait qu’il venait de lui donner une récompense qui allait bien au-delà d’une promotion.
Bolitho était occupé à écrire dans sa chambre lorsque Herrick arriva. Cela faisait une grande semaine qu’ils avaient appareillé de Corfou, quittant ce spectacle plein d’amertume et de souvenirs. Après avoir fait cap plein sud puis à l’est autour des innombrables îles grecques, ils avaient trouvé un mouillage sûr où effectuer leurs réparations.
Le temps était étrangement mauvais pour cette période de l’année. S’il voulait garder un espoir de ramener à Syracuse son escadre intacte, Bolitho savait qu’il devait tout d’abord s’assurer qu’ils étaient en état de faire la traversée.
Le Busard avait été gravement endommagé et avait plusieurs trous sous la flottaison. Un jour de coup de vent, tandis qu’ils se démenaient pour réduire la toile, il avait cru que la frégate était vraiment sur le point de sombrer. Mais Javal avait réussi à la sauver, faisant travailler ses hommes sans relâche jusqu’à ce que le danger fût passé.
Le deux-ponts qu’ils avaient pris, L’Immortalité, avait lui aussi subi plusieurs avaries dans des coups de vent. Avec un armement très réduit, fait de bric et de broc par prélèvement sur les bâtiments de l’escadre, mais essentiellement à base de rescapés de l’Osiris, il n’avait pas eu le temps de constituer de véritable équipage. L’appareil à gouverner de fortune avait été emporté deux fois depuis qu’il avait changé de pavillon, et Bolitho ne pouvait rien faire d’autre qu’admirer la ténacité de son commandant provisoire, le lieutenant de vaisseau Gilchrist, Herrick avait certainement eu raison en portant son choix sur lui. En fait, avec des ressources sérieusement réduites après la bataille, il était difficile d’imaginer ce qu’ils auraient pu faire sans lui.
Il leva les yeux et fit un grand sourire à Herrick qui entrait dans sa chambre.
— Asseyez-vous, Thomas et prenez donc un peu de vin.
Herrick s’assit et attendit qu’Ozzard lui apportât un gobelet.
— J’ai rédigé mon rapport, commença Bolitho. Dès que le temps sera plus calme, je veux que Fitz-Clarence fasse voile pour Syracuse puis, de là, pour Gibraltar – et il ajouta : Croyez-vous qu’il en soit capable ?
Herrick se mit à rire par-dessus son verre.
— Je crois qu’il saura trouver son chemin – il fit la grimace lorsqu’une rafale envoya une giclée d’embruns sur les fenêtres arrière. Mais cela risque de ne pas être avant un certain temps. Je suis content que nous ayons trouvé cette petite île. Le major Leroux a débarqué des piquets, mais dit que l’île paraît inhabitée. Cela nous fournit au moins un abri, le temps que Javal et Gilchrist aient achevé leurs réparations.
Bolitho se pencha sur son épais rapport.
— Mr. Gilchrist s’est fort bien tenu, Thomas – il contempla rêveusement les cloisons, revoyant en imagination tous ces visages. J’ai recommandé qu’on lui donne un bâtiment à lui, à la première occasion. Un brick, probablement. Cela pourrait lui enseigner le côté humain du commandement : un petit bâtiment et énormément de travail !
— Merci, monsieur. J’en suis heureux. Je sais qu’il ne s’est pas bien comporté avec vous, et je m’en veux à moi-même. Mais il a grimpé tout seul pour arriver là où il est et j’admire sa ténacité.
— Bien.
Bolitho pensait aux lettres qu’il avait écrites pour le sac des dépêches. Une lettre à la mère de Farquhar, qui était veuve, d’autres à des gens qui sauraient avant peu qu’un mari ou un père ne rentrerait jamais chez lui.
Herrick hésita un peu avant de poursuivre :
— Mr. Grubb craint que ces vents contraires ne continuent pendant encore plusieurs jours, monsieur, si ce n’est plusieurs semaines. Nous sommes donc coincés ici, et je me demandais si vous ne vouliez pas en profiter pour traiter un certain nombre d’affaires pendant ce temps-là.
Ils se regardèrent sans rien dire.
— Vous avez raison de me le rappeler, répondit enfin Bolitho.
Peut-être avait-il tout simplement chassé la chose au fond de sa tête, pour ne pas être confronté à une situation désagréable.
— Je verrai le commandant Probyn à bord demain, sauf si nous subissons un nouveau coup de vent.
Herrick parut soulagé.
— J’ai lu son compte rendu, monsieur. Il s’est mis au plein dans un chenal mal cartographie. Lorsque j’ai rejoint le Nicator, j’ai vu qu’il avait touché un banc. Ce n’était pas très grave, mais suffisamment pour nécessiter l’emploi d’une ancre à jet.
Bolitho se leva, s’approcha de la cave à vins. Il avait pensé et repensé sans cesse à la soudaine arrivée de Herrick sur le lieu de l’action. Grâce au journal de bord du Lysandre, avec les longues explications que lui avait fournies le pilote et ce qu’il avait réussi à tirer de Herrick lui-même, il avait réussi à reconstituer les mouvements du bâtiment depuis qu’il avait quitté Syracuse.
Guidé par son sens supérieur de la loyauté, Herrick n’avait pas mis le cap droit sur Corfou. Il était parti plus au sud jusqu’à la côte africaine. Il avait poursuivi vers l’est, toujours plus à l’est. Les vigies scrutaient sans arrêt la mer, à la recherche d’un bâtiment ou, mieux encore, d’une flotte entière. Lorsqu’il se souvenait du désespoir de Herrick, de son apparente incapacité à assumer les tâches de capitaine de pavillon, tout cela lui paraissait parfaitement incroyable.
Il avait parcouru tous ces longs milles, ces milles désespérément déserts, jusqu’à apercevoir finalement les murailles d’Alexandrie et la baie d’Aboukir qui les conduisirent enfin jusqu’au delta du Nil.
Lorsqu’il avait félicité Herrick de sa détermination et de sa ténacité, de sa confiance sans détour dans les conclusions auxquelles lui, Bolitho, était parvenu, Herrick lui avait répondu :
— Vous m’aviez convaincu, monsieur. Et, lorsque je l’ai dit aux hommes, ils ont eu l’air heureux d’aller là où je voulais aller.
Il n’en avait pas moins montré une certaine gêne lorsque Leroux avait ajouté :
— Le commandant a fait un discours devant tout l’équipage ; je crois qu’il vous aurait touché, monsieur, quel que fût l’endroit où vous étiez à ce moment-là !
Ne trouvant pas trace de la flotte française, Herrick avait décidé de gagner Corfou. A peu près convaincu que les navires de ravitaillement avaient rejoint ce port et supposant que l’escadre était toujours à Syracuse, il avait foncé à l’attaque. Il lui avait expliqué qu’il avait décidé de descendre du nord au sud afin de bénéficier d’un effet de surprise et de conserver le chenal le plus large comme route de retraite.
Mais, au lieu de cela, il avait rencontré le Nicator. Les deux vaisseaux s’étaient retrouvés comme s’ils s’étaient donné rendez-vous, comme s’ils étaient convenus de l’heure de l’attaque.
Cette même tempête qui avait dispersé l’escadre amputée de Bolitho avait chassé le Lysandre jusqu’au Nil puis à Corfou.
Bolitho remplit leurs gobelets et revint à sa table.
— Sauf changement d’importance, Thomas, nous devons faire l’hypothèse que les Français vont bientôt attaquer. La corvette qui s’est échappée de Corfou y est peut-être retournée, mais il est beaucoup plus probable qu’elle est rentrée en France.
Il jeta un coup d’œil aux fenêtres zébrées de sel, écouta le hululement du vent dans les enfléchures et les voiles carguées.
— Elle a peut-être eu du mal, mais nous devons prendre en compte la possibilité qu’elle arrive à rallier un port avant tout le monde.
Herrick hochait lentement la tête.
— Exact. Dans ce cas, l’amiral français pourrait enfin décider de sortir. S’il sait que son artillerie lourde est au fond de la mer, il va tout prévoir en fonction d’une bataille en pleine mer. Cela se tient.
— Nous ne sommes pas en bonne situation ici, poursuivit Bolitho. Avec ces vents dominants, il faut que nous gagnions davantage dans l’ouest, à un endroit où nous pourrons être utiles à la flotte lorsqu’elle arrivera.
— Si elle arrive, soupira Herrick, mais nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir.
— Oui – et il songeait aux cérémonies d’immersion qui avaient lieu tous les jours depuis la bataille, Et ils ne nous trouveront pas inoccupés.
Quelqu’un frappa à la porte ; l’aspirant Saxby annonça d’une voix inquiète :
— Mr. Glasson vous présente ses respects, monsieur. Si vous pouviez monter sur le pont ?
Bolitho fit à Herrick un clin d’œil furtif. Avec deux lieutenants de vaisseau en moins, les postes à combler avaient fini par toucher même les aspirants les plus anciens. Glasson, le visage plus sévère et plus amer que jamais, faisait partie du lot. Il ne passait guère de quart sans faire appeler Herrick ou Veitch pour leur faire subir sa mauvaise humeur à propos des devoirs ou de l’incompétence supposée d’un marin ou d’un autre.
Herrick se leva :
— Je monte – et il ajouta : Si ce petit prétentieux continue à m’énerver, je finirai par le mettre sur mes genoux et le fesser devant tout l’équipage !
Bolitho esquissa un léger sourire :
— Notre carré rajeunit de jour en jour, Thomas.
— Ou bien c’est nous qui vieillissons, répondit Herrick en hochant la tête. Ah, ces petits jeunes ! Si j’avais fait venir mon commandant lorsque je suis devenu enseigne, il m’aurait découpé en morceaux à en casser le bateau !
Bolitho perçut à peine un cri qui dominait les bruits du vent et du bâtiment.
— Ohé, du bateau ? – puis la réponse venue de quelque part sur le travers du Lysandre : Nicator !
Herrick le regarda, perplexe.
— Eh bien, cette fois-ci, Mr. Glasson ne me dérange pas pour rien ! – il attrapa sa coiffure. Le commandant Probyn vient nous voir sans attendre votre convocation.
— On dirait bien.
Il entendait les fusiliers qui se hâtaient vers la coupée.
— Faites-le venir, Thomas, nous verrons.
Le capitaine de vaisseau George Probyn fit son apparition. Sa vareuse et son pantalon étaient trempés d’embruns, la traversée avait été rude. Il était plus rouge que jamais. Il jeta autour de lui un coup d’œil agressif et laissa enfin tomber :
— Je crois que vous voulez me voir, monsieur ?
— Je crois que je vous vois – Bolitho lui montra un siège. Eh bien ?
Probyn s’écroula dans une chaise et le regarda.
— Je ne vais pas mâcher mes mots, monsieur. J’ai entendu dire un certain nombre de choses à propos de mon bâtiment et de ce qui s’est passé devant Corfou. Je ne vais pas rester les bras croisés pendant que l’on salit mon nom. Des coquins qui ne sont pas dignes de porter l’uniforme du roi !
Il montra du doigt les papiers posés sur la table :
— J’ai rédigé un rapport circonstancié. Il peut résister à n’importe, quelle enquête, à un de ces foutus tribunaux si nécessaire.
— Ozzard fit calmement Bolitho, du bordeaux pour le commandant. Ou bien ajouta-t-il, un peu de brandy, peut-être ?
Probyn acquiesça :
— Brandy. C’est meilleur dans ces eaux.
Il arracha presque le gobelet des mains d’Ozzard et avala le contenu d’un seul trait.
— Puis-je monsieur ? – et il tendit son verre à Ozzard pour refaire le plein.
En dépit du vent qui soufflait sans discontinuer dans leur petite baie en soulevant sans cesse des moutons parmi les navires au mouillage, l’air de la chambre confinée était chaud et humide. Bolitho avait enfilé sa vareuse pour recevoir Probyn, mais il rêvait de se remettre en chemise. Il voyait très nettement l’effet du brandy sur Probyn, à en juger par ses yeux, par sa voix, qui devenait de plus en plus pâteuse tandis qu’il lui expliquait, presque mot pour mot, comment son pilote et l’officier de quart, un jeune nigaud comme j’en ai jamais vu, l’homme de sonde dans les bossoirs, je l’ai fait fouetter la double dose, ça je peux vous le dire, plus quelques autres, avaient rendu l’échouement inévitable.
Bolitho se tut en attendant une pause qui vint lorsque Ozzard remplit une nouvelle fois le gobelet. Le domestique gardait les yeux baissés mais avait du mal à cacher son intérêt pour cet entretien. Son expérience de clerc de notaire l’empêchait sans doute de garder sa réserve habituelle. C’est alors que Bolitho demanda calmement :
— Ainsi vous n’étiez pas physiquement présent lorsque tout ceci est arrivé.
— Présent – il faisait manifestement un gros effort pour le fixer de ses yeux injectés de sang… Mais, bien entendu, j’étais là !
— Je vous prie de conserver un ton convenable, commandant.
Bolitho gardait la même voix calme et égale, aimable même, mais il détecta comme de l’inquiétude sur le visage rougeaud de Probyn.
— Oui je m’excuse. Tout ceci m’a troublé, penser que vous pourriez me blâmer de je ne sais quoi pour…
— Alors, commandant, où étiez-vous à bord lorsque le Nicator a touché ?
— Attendez voir – il fit une grosse moue. Faut être précis, hein ? Comme on était à bord de ce vieux Trojan, quand on était lieutenants de vaisseau tous les deux.
Bolitho restait impassible et lisait au fur et à mesure sur les traits épais de Probyn les sentiments, les vieux souvenirs qui revenaient.
— C’était il y a bien longtemps, fit-il seulement.
Probyn se pencha sur la table, sa manche heurta au passage le gobelet vide.
— Oh non, pas si vieux que ça. Pour moi, c’est comme si ça datait du quart d’avant ! C’était un bien beau bateau.
— Le Trojan ? – Bolitho fit un signe de tête à Ozzard qui apportait au comandant un verre rempli à ras bord. C’était un bâtiment dur, exigeant, pour autant que je me souvienne. Une bonne école pour les gens qui avaient vraiment envie d’apprendre, mais un enfer pour les fainéants. Le commandant Pears n’était pas du genre à supporter les imbéciles.
Probyn le regardait toujours, les yeux perdus dans le vague.
— Naturellement, j’étais un peu plus ancien que vous. J’en savais un peu plus, comme qui dirait. Je voyais bien leur petit jeu.
— Quel petit jeu ?
— Vous savez, fit Probyn en se tapotant la narine, vous ne vous êtes jamais rendu compte de rien. Le second était toujours après moi, c’était un vrai lèche-bottes. Et l’autre lieutenant de vaisseau, celui qui s’est fait tuer, y’avait pas plus caquette.
Bolitho se leva et s’approcha de sa cave à vins. Il imaginait le visage de Kate, il entendait son rire contagieux lorsqu’elle lui en avait fait cadeau. Elle rirait bien de lui si elle était là, elle méprisait toutes les manifestations d’autorité. Il commença assez sèchement :
— En dehors des enseignes les plus jeunes, cela ne nous laisse plus que vous et moi – il se versa un verre de bordeaux et fit signe à Ozzard de disposer. Il me reste de nombreux souvenirs de ce bâtiment, mais l’une des choses dont je me souviens très précisément et qui m’est revenue au cours de la semaine dernière, c’est cette habitude que vous aviez de boire.
Il fit brutalement demi-tour, Probyn était soudain très inquiet.
— A plusieurs reprises, pour ce que j’en sais, des hommes ont reçu le fouet à cause de vos erreurs. Vous souvenez-vous de ces quarts de nuit que les autres devaient faire à votre placée parce que vous étiez trop imbibé pour monter sur le pont ? Ce lèche-bottes dont vous parliez, c’est lui qui s’était arrangé pour que le commandant n’en sût rien. Mais bon sang, Probyn, si j’avais été votre commandant, j’aurais fait en sorte que vous ne recommenciez pas deux fois !
Probyn bondit sur ses pieds, son ombre faisait comme un rideau devant Bolitho.
— Sans blague ! Vous auriez fait ça ! C’est comme cette fois où nous avons fait deux prises ! J’ai reçu le commandement de la première. Une vraie pourriture, une baille bouffée par les tarets, voilà ce que c’était ! Je n’avais aucune chance de m’en tirer quand l’ennemi est arrivé !
Il était furieux, il éructait, la sueur dégoulinait sur son visage et son cou.
— C’était délibéré de votre part ! Vous avez fait ça pour vous débarrasser de moi !
— Vous étiez plus ancien que moi, cette prise vous revenait de droit. Et parlons de l’autre, une petite goélette ? Vous étiez supposé la conduire à New York, mais on a envoyé un quartier-maître à votre place.
Tous ses mots faisaient mouche. Probyn roulait d’énormes yeux, comme s’il s’attendait à trouver des réponses dans le décor de la chambre.
— Donc, reprit Bolitho, vous étiez ivre. Admettez-le, maintenant !
— Je n’admets rien du tout – il leva sur lui des yeux rougis, pleins de haine… monsieur.
Probyn s’assit très lentement en s’appuyant aux accoudoirs. Ses mains tremblaient.
— Ainsi, vous n’avez rien de plus à me dire concernant l’échouement du Nicator ?
La question parut d’abord le prendre au dépourvu. Il répondit enfin :
— J’ai fait un rapport détaillé et circonstancié – il dissimula ses mains sous la table. Et j’ai recueilli sous serment les dépositions des gens de quart qui étaient impliqués.
Il se pencha, sa figure bouffie par la boisson avait pris une expression cauteleuse.
— S’il y a commission d’enquête, je produirai ces pièces. L’une d’elles met en cause l’officier de quart, neveu d’amiral, à propos. Et l’on pourrait penser que vous n’étiez pas impartial, monsieur, que vous avez soulevé de vieilles affaires afin de salir ma réputation.
Il retomba en arrière, terrifié, quand Bolitho se leva. Ses yeux étaient remplis de dégoût.
— N’essayez pas de marchander avec moi ! Voici une semaine, nous nous sommes battus contre l’ennemi, mais cela nous a causé un tort cruel ! Si le Lysandre n’était pas arrivé, sans le soutien du Busard, votre bâtiment serait le seul encore à flot aujourd’hui ! Réfléchissez à ces choses la prochaine fois que vous aurez envie de me parler d’impartialité ou d’honneur !
Il appela Ozzard et ajouta :
— Vous pouvez retourner à votre bord. Mais rappelez-vous : ce qui n’est pas prouvé reste néanmoins entre nous. Cette escadre manque de monde, les officiers sont pour la plupart des jeunots inexpérimentés. C’est l’unique raison pour laquelle je ne réunis pas de conseil de guerre.
Herrick apparut dans l’embrasure avec Ozzard, mais il resta très calme en entendant Bolitho déclarer :
— Entendez-moi bien, commandant. Si jamais je découvre que votre défaillance à m’apporter votre renfort était délibérée, ou si, à l’avenir, vous agissez contre les intérêts de cette escadre, je veillerai personnellement à ce que vous soyez pendu !
Probyn arracha sa coiffure à Ozzard et sortit sans rien voir de la chambre.
Lorsque Herrick revint, il trouva Bolitho comme il l’avait laissé. Il avait les yeux rivés sur le siège où s’était assis Probyn, l’air dégoûté.
— C’est mon mauvais côté, Thomas. Mais bon Dieu, je pense chacun des mots que je lui ai envoyés !